3

 

 

Je ne fis que quelques mètres, aperçus des portes tournantes que je poussai pour pénétrer dans une grande salle de restaurant, je crois, et me retrouvai installé au bar. Exactement ce que je voulais, à moitié vide, très sombre, surchauffée, avec des bouteilles qui étincelaient au centre du comptoir circulaire. Au-delà de portes ouvertes me parvenait le brouhaha réconfortant des dîneurs.

Je mis les coudes sur le bar, les talons accrochés à la barre de cuivre. J’étais là, assis sur mon tabouret, à trembler, à écouter parler les mortels, ou à ne pas les écouter, forcé d’entendre les inévitables conversations indolentes et stupides de ces endroits, tête baissée, sans lunettes – merde, j’avais perdu mes lunettes violettes ! – oui, c’était agréable ici, et obscur, très obscur, comme si une sorte de langueur nocturne planait sur toute chose ; était-ce un club ? Je n’en savais rien, et ça m’était égal.

— Qu’est-ce qu’on vous sert ? Visage mou, arrogant.

Je citai une eau minérale. Sitôt qu’il eut posé le verre, j’y trempai mes doigts pour les nettoyer. Il avait déjà disparu. J’aurais pu me mettre à baptiser des bébés avec cette flotte, il ne s’en serait même pas soucié. D’autres clients étaient assis çà et là à quelques tables plongées dans la pénombre… Dans un coin éloigné, une femme pleurait tandis qu’un homme lui disait avec dureté qu’elle attirait l’attention. Ce qui n’était pas le cas. Tout le monde s’en foutait.

Je m’essuyai la bouche avec la serviette imbibée d’eau.

— La même chose, demandai-je. J’écartai le verre souillé.

Le barman enregistra paresseusement ma commande, sang juvénile, manque de personnalité, vie sans ambition, puis s’éloigna d’un pas traînant.

J’entendis un petit rire tout proche… C’était l’homme à ma droite, à deux sièges de moi, environ, déjà là lorsque j’étais entré, assez jeune, sans odeur. Absolument sans odeur, ce qui était des plus étranges.

Contrarié, je me tournai vers lui.

— Vous allez encore vous enfuir ? chuchota-t-il. C’était la Victime.

C’était Roger, assis là, sur un tabouret.

Il n’était ni mutilé, ni blessé, ni mort. Il était entier, avec sa tête et ses mains. Il n’était pas là. Ce n’était qu’une apparence, parfaitement solide et tranquille, et il me souriait, ravi de ma terreur.

— Que se passe-t-il, Lestat ? demanda-t-il de cette voix que j’aimais tant, après l’avoir écoutée pendant six mois. Personne durant tous ces siècles n’est jamais revenu vous hanter ?

Je ne répondis pas. Pas ici. Non, pas ici. Matériel, mais pas la même matière que tout le reste. Le mot employé par David. Une texture différente. Je me raidis. Ce qui est un pathétique euphémisme. Car j’étais figé de rage et d’incrédulité.

Il se leva et vint s’installer sur le tabouret voisin du mien. De seconde en seconde, ses traits se faisaient plus nets et plus détaillés. À présent, je pouvais capter une sorte de son qui émanait de lui, le bruit de quelque chose de vivant, ou d’organisé, mais qui n’avait rien d’une respiration humaine.

— Et d’ici à quelques minutes, je serai peut-être suffisamment robuste pour réclamer une cigarette ou un verre de vin, dit-il.

Il fouilla dans son pardessus, son préféré, pas celui qu’il portait quand je l’avais tué, mais un autre, fait sur mesure à Paris, et qu’il adorait, pour en sortir son clinquant petit briquet en or dont il fit jaillir la flamme au butane, bleue et dangereuse.

Il me regarda. Il avait peigné ses cheveux noirs et bouclés, et ses yeux étaient très clairs. Magnifique Roger. L’intonation de sa voix était exactement la même que de son vivant : internationale, sans origine précise, celle d’un natif de La Nouvelle-Orléans ayant parcouru le monde. Dénuée de la préciosité des Britanniques ou de la nonchalance des gens du Sud. Sa voix rapide et précise.

— Je ne plaisante pas, poursuivit-il. Ainsi donc, durant toutes ces années, pas une seule de vos victimes n’est revenue pour vous hanter ?

— Non, répondis-je.

— Vous êtes surprenant. Vous refusez obstinément d’avoir peur, ne serait-ce qu’un instant, n’est-ce pas ?

— En effet.

À présent, il paraissait tout à fait vigoureux. Je ne savais pas si d’autres que moi pouvaient le voir. Je l’ignorais, mais je soupçonnais que c’était le cas. Il avait l’air vraiment comme tout le monde. J’apercevais ses boutons de manchette sur ses poignets blancs et, sur sa nuque, la petite tache claire de son col de chemise, à l’endroit où tombaient ses cheveux. Je voyais aussi ses cils, qui avaient toujours été extraordinairement longs.

Le barman revint et posa le verre d’eau devant moi, sans le regarder. Je n’étais toujours pas sûr. Le gosse était trop mal élevé pour que cela prouve quoi que ce soit, excepté que je me trouvais bien à New York.

— Comment faites-vous ça ?

— De la même façon que n’importe quel fantôme, répondit-il. Je suis mort. Je suis mort depuis un peu plus d’une heure et demie, et j’ai à vous parler ! J’ignore combien de temps je peux rester ici, et quand je commencerai à… Dieu sait quoi, mais il faut que vous m’écoutiez.

— Pourquoi ?

— Ne soyez pas si méchant, chuchota-t-il, visiblement très blessé. Vous m’avez assassiné.

— Et vous ? Les gens que vous avez tués, la mère de Dora ? Est-elle revenue pour vous demander une audience ?

— Oh ! je le savais. Je le savais ! (Il paraissait bouleversé.) Vous êtes au courant pour Dora ! Dieu du ciel, envoyez mon âme en Enfer, mais ne le laissez pas faire de mal à Dora.

— Ne soyez pas ridicule. Je ne toucherai jamais à Dora. C’est vous qui m’intéressiez. Je vous ai suivi dans le monde entier. Et si ce n’avait été mon immense respect pour Dora, je vous aurais tué il y a déjà longtemps.

Le barman avait réapparu. Ce qui amena le plus extatique des sourires sur les lèvres de mon compagnon. Il regarda le gamin droit dans les yeux.

— Oui, mon garçon, laissez-moi réfléchir, ce sera le tout dernier verre, à moins que je ne me trompe lourdement, disons un bourbon. J’ai grandi dans le Sud. Qu’est-ce que vous avez ? Non, non, fiston, alors ce sera un Southern Comfort. (Son rire était discret, doux et joyeux.)

Le barman s’en alla, et Roger me jeta un regard courroucé.

— Il faut que vous m’écoutiez, qui que vous soyez, vampire, démon, diable, je m’en moque, mais vous ne pouvez pas faire de mal à ma fille.

— Je n’en ai absolument pas l’intention. Jamais je ne lui ferai le moindre mal. Allez au diable, vous vous sentirez mieux. Bonne nuit.

— Espèce de salopard plein de suffisance. Combien d’années croyez-vous que j’avais encore devant moi ?

Des gouttelettes de sueur commençaient à perler sur son visage. Le courant d’air qui traversait la salle faisait légèrement onduler ses cheveux.

— C’est bien le cadet de mes soucis ! répondis-je. Vous étiez un repas qui méritait d’être différé.

— Vous êtes un sacré crâneur, n’est-ce pas ? fit-il, acerbe. Mais vous êtes loin d’être aussi superficiel que vous le paraissez.

— Sans blague ? Testez-moi. Vous risquez fort de me trouver aussi creux qu’une grosse caisse et aussi léger qu’un tintement de cymbales.

Cela le fit hésiter.

Et me fit réfléchir également. D’où venaient ces mots ? Pourquoi les avais-je débités comme ça ? Je n’étais pourtant pas homme à utiliser ce genre d’images !

Lui, de son côté, assimilait tout cela, ma préoccupation, les doutes que j’affichais. Comment se manifestaient-ils, me demandai-je. Est-ce que je me voûtais, est-ce que je pâlissais légèrement, comme le faisaient certains mortels, ou avais-je simplement l’air troublé ?

Le barman lui apporta son verre. De manière très hésitante, il tentait à présent de le saisir et de le soulever. Il y parvint, le porta à ses lèvres et but une petite gorgée. Il en fut étonné, et reconnaissant, puis subitement tellement apeuré qu’il faillit se désintégrer. L’illusion s’était presque totalement dissipée.

Mais il tenait bon. De toute évidence, c’était tellement la personne que je venais de tuer, de tailler en pièces et d’ensevelir un peu partout dans Manhattan, que j’éprouvais physiquement un réel malaise à le dévisager. Je me rendis compte qu’une seule et unique chose me sauvait de la panique. Il me parlait. Qu’avait dit David un jour, lorsqu’il était vivant, sur le fait de discuter avec moi ? Qu’il ne tuerait jamais un vampire parce que celui-ci pouvait lui parler ? Et c’était ce que ce foutu fantôme était en train de faire.

— Je dois vous parler de Dora, reprit-il.

— Je vous ai dit que je ne lui ferai jamais de mal, ni à quiconque qui lui ressemblerait. Écoutez, qu’est-ce que vous faites ici avec moi ? Lorsque vous êtes apparu, vous ne saviez même pas que je connaissais Dora ! Et vous voulez me parler d’elle ?

— De la profondeur, j’ai été assassiné par un être plein de profondeur, quelle chance j’ai, voici quelqu’un qui a su grandement apprécier ma mort, non ? (Il but une nouvelle gorgée de son Southern Comfort à l’odeur si suave.) C’était ce que buvait Janis Joplin, vous savez, dit-il, faisant allusion à la défunte chanteuse que j’avais adorée moi aussi. Bon, alors écoutez-moi, ne serait-ce que par curiosité, je m’en fiche. Mais écoutez-moi. Laissez-moi vous parler de Dora et moi. Je veux que vous sachiez. Je veux que vous sachiez vraiment qui j’étais, et non ce que vous pourriez croire. Je veux que vous veilliez sur Dora. Et puis il y a dans l’appartement quelque chose à récupérer, quelque chose que je voudrais vous…

— Le cadre avec le voile de Véronique ?

— Non ! Ça c’est de la camelote. Oui, bien sûr, c’est vieux de quatre siècles, mais c’est une copie assez courante du voile de Véronique, si vous avez assez d’argent pour ça. Vous êtes allé faire un tour chez moi, n’est-ce pas ?

— Pourquoi vouliez-vous offrir ce voile à Dora ?

La question le dégrisa.

— Vous nous avez entendus discuter ?

— D’innombrables fois.

Il se perdait en conjectures, pesant les arguments. Il semblait avoir toute sa raison, et son visage d’Asiatique au teint sombre n’exprimait que sincérité et grande prudence.

— Vous avez bien dit « veiller sur Dora » ? repris-je. C’est cela que vous me demandez ? De veiller sur elle ? Vraiment, vous ne doutez de rien, et pourquoi diable tenez-vous à me raconter votre vie ! Vous n’avez pas choisi la bonne personne pour votre jugement personnel post mortem ! Je me fiche de savoir comment vous êtes devenu ce que vous étiez. Et tout ce qu’il y a dans l’appartement, pourquoi un spectre se soucierait-il de ces objets ?

Ce n’était pas très honnête de ma part. Je me montrais beaucoup trop désinvolte, et nous le savions tous deux. Bien sûr qu’il se préoccupait de ses trésors. Mais c’était Dora qui l’avait fait ressusciter d’entre les morts.

Ses cheveux étaient maintenant d’un noir plus soutenu, et son pardessus avait pris davantage de texture. Je voyais les fils de cachemire et de soie qui en composaient le tissage. J’observais également ses ongles, qu’il confiait à une manucure, si bien soignés et polis. Ces mêmes mains que j’avais jetées dans les immondices ! Il ne me semblait pas que tous ces détails étaient visibles quelques instants auparavant.

— Seigneur Jésus, murmurai-je.

Il se mit à rire.

— Vous êtes plus effrayé que moi.

— Où êtes-vous ?

— Que dites-vous là ? Je suis assis à côté de vous. Nous sommes dans un bar du Village. Comment ça, où je suis ? Pour ce qui est de mon corps, vous savez aussi bien que moi où vous en avez jeté les morceaux.

— C’est pourquoi vous me hantez.

— Absolument pas. Je me fous royalement de ce corps. Et ce, depuis le moment où je l’ai quitté. D’ailleurs vous le savez bien !

— Non, non, je veux dire, dans quel royaume vous trouvez-vous, qu’est-ce que c’est, où êtes-vous, qu’est-ce que vous avez vu quand vous… Qu’est-ce que…

Il hocha la tête avec un sourire d’une infinie tristesse.

— Vous connaissez la réponse à toutes ces questions. J’ignore où je suis. Toutefois, quelque chose m’attend. J’en suis tout à fait certain. Quelque chose attend. Peut-être est-ce la dissolution pure et simple. Les ténèbres. Mais c’est mon sentiment personnel. On ne m’attendra pas éternellement. Pourtant, j’ignore comment je le sais.

« Et je ne sais pas non plus pourquoi j’ai été autorisé à parvenir jusqu’à vous, si c’est uniquement par la volonté, ma volonté, dont je suis loin de manquer, permettez-moi de vous dire, ou si ce sont des moments que l’on m’a accordés, en quelque sorte. Mais je suis parti à votre recherche. Je vous ai suivi quand vous avez quitté l’appartement et que vous y êtes revenu, quand vous êtes ressorti avec le corps, et ensuite je suis venu ici : je dois vous parler. Je ne m’en irai pas sans résistance, et pas tant que nous n’aurons pas discuté.

— Quelque chose vous attend, murmurai-je. (C’était cela la crainte divine. Pure et simple.) Et ensuite, une fois que nous aurons eu notre petite conversation, si jamais vous ne vous dissolvez pas, où irez-vous exactement ?

Il hocha la tête et lança un regard furieux à la bouteille baignée de lumière, de couleurs et d’étiquettes, posée sur l’étagère du milieu.

— Exaspérant, dit-il d’un ton maussade. Fermez-la.

J’étais piqué au vif. La fermer. Me dire à moi de la fermer !

— Il m’est impossible de veiller sur votre fille, répliquai-je.

— Que voulez-vous dire ?

Il me fusilla du regard, but une nouvelle gorgée de son whisky, puis fit signe au barman de lui en servir un autre.

— Vous avez l’intention de vous enivrer ? demandai-je.

— Je ne crois pas que je puisse. Vous devez veiller sur elle. Toute cette affaire va s’ébruiter, ne comprenez-vous pas ? J’ai des ennemis qui vont la tuer, pour la seule raison qu’elle était mon enfant. Vous ne vous imaginez pas à quel point j’ai été prudent, et combien elle est téméraire, et combien elle croit en la Divine Providence. Et puis il y a le gouvernement, toutes ces canailles, et mes objets, mes reliques, mes livres !

J’étais fasciné. L’espace de trois secondes, j’avais complètement oublié que c’était un fantôme. Car mes yeux ne m’en donnaient aucune preuve. Aucune. Pourtant, il était dénué d’odeur, et le faible bruit de vie qui émanait encore de lui n’avait qu’un lointain rapport avec de vrais poumons et un vrai cœur.

— Eh bien ! permettez-moi d’être franc, poursuivit-il. J’ai peur pour elle. Elle va devoir assumer une certaine notoriété ; suffisamment de temps doit s’écouler pour que mes ennemis l’oublient. La plupart d’entre eux ignorent son existence. Mais on ne sait jamais. Quelqu’un doit sûrement la connaître, puisque vous, vous la connaissiez.

— Pas nécessairement. Je ne suis pas un être humain.

— Vous devez la protéger.

— Je ne peux pas faire une chose pareille. Je refuse.

— Lestat, allez-vous m’écouter ?

— Je ne veux pas écouter. Je veux que vous partiez.

— Je le sais.

— Alors voilà, je n’ai jamais eu l’intention de vous tuer, je regrette, c’est une erreur, j’aurais dû choisir quelqu’un…

Mes mains tremblaient. Oh ! il était certain que toute l’affaire me semblerait passionnante dans quelque temps, mais pour l’instant, j’implorais Dieu : « Je vous en supplie, faites que cela s’arrête, que tout cela s’arrête. »

— Vous savez où je suis né, n’est-ce pas ? demanda-t-il. Vous connaissez ce bloc à St Charles, près de Jackson ?

J’acquiesçai.

— Oui, la pension de famille. Ne me racontez pas l’histoire de votre vie. C’est inutile. D’ailleurs, elle est finie. Vous avez eu la possibilité de l’écrire quand vous étiez vivant, comme tout un chacun. Qu’espérez-vous que j’en fasse ?

— Je veux vous parler de choses importantes. Regardez-moi ! Regardez-moi, s’il vous plaît, essayez de me comprendre, de m’aimer, et d’aimer Dora à ma place. Je vous en conjure !

Je n’avais pas besoin de voir son expression pour appréhender cette souffrance poignante, ce cri de protection. Y a-t-il une douleur plus cruelle en ce bas monde que de voir son enfant souffrir ? Ceux que l’on aime ? Les êtres qui nous sont les plus chers ? Dora, minuscule Dora marchant dans le couvent désert. Dora sur un écran de télévision, bras étendus, en train de chanter.

J’avais dû sursauter. Je ne sais pas. Ou frissonner. J’avais soudain du mal à m’éclaircir les idées, mais ça n’avait rien de surnaturel. Ce n’était que de la détresse, la prise de conscience qu’il était là, palpable, visible, attendant quelque chose de moi, qu’il était revenu de très loin et avait survécu suffisamment longtemps sous cette forme éphémère pour exiger de moi une promesse.

— Vous m’aimez vraiment, souffla-t-il.

Il paraissait serein et intrigué. Loin de toute flatterie. Loin de moi.

— La passion, murmurai-je. C’était votre passion.

— Oui, je sais. Je suis flatté. Je n’ai pas été renversé par un camion dans la rue, ni abattu par un tueur à gages.

C’est vous qui m’avez assassiné ! Vous, qui devez être l’un des meilleurs.

— Des meilleurs quoi ?

— Du nom dont vous vous qualifiez. Vous n’êtes pas humain. Et pourtant vous l’êtes. Vous avez vidé mon corps de son sang, pour l’aspirer dans le vôtre. À présent, c’est à vous qu’il profite. Vous n’êtes sûrement pas le seul. (Il détourna les yeux.) Des vampires. Lorsque j’étais gosse, dans notre maison de La Nouvelle-Orléans, j’ai vu des fantômes.

— À La Nouvelle-Orléans, tout le monde voit des fantômes.

Il eut malgré lui un petit rire, bref et discret.

— Je le sais, répliqua-t-il, pourtant c’est la stricte vérité, et j’en ai vu dans d’autres lieux, aussi. Mais je n’ai jamais cru en Dieu, au Diable, aux anges, aux vampires et autres loups-garous, ni à tous ces trucs-là, à rien de ce qui pourrait influer sur le destin ou changer le cours du rythme apparemment chaotique qui régit l’univers.

— Vous croyez en Dieu à présent ?

— Non. J’ai tendance à penser que je vais tenir bon aussi longtemps que je le pourrai sous cette forme – comme tous les spectres que j’ai croisés – puis je commencerai à m’estomper. Je m’éteindrai. Un peu comme une lumière. Voilà ce qui m’attend. L’oubli. Et ce n’est pas personnel. C’est l’impression que j’ai parce que mon esprit, du moins ce qu’il en reste, ce qui se cramponne à cette terre, ne peut rien concevoir d’autre. Qu’en pensez-vous ?

— Cela me terrifie, d’une manière ou d’une autre.

Je n’allais tout de même pas lui parler du Fileur. Ni lui poser la question à propos de la statue. J’avais maintenant compris qu’il n’était pour rien dans le fait que la statue avait paru s’animer. À ce moment-là, il était alors déjà mort, dans l’au-delà.

— Vous terrifie ? demanda-t-il respectueusement. De toute façon, ce n’est pas à vous que ça arrive. Vous faites en sorte que cela soit réservé aux autres. Laissez-moi vous expliquer au sujet de Dora.

— Elle est belle. Je… J’essaierai de veiller sur elle.

— Non, il faut davantage de votre part. Il faut un miracle.

— Un miracle ?

— Écoutez, vous êtes vivant, qui que vous soyez, et vous n’êtes pas humain. Vous pouvez accomplir un miracle, non ? Vous pourriez faire ça pour Dora, ce n’est vraiment pas un problème pour une créature dotée de vos capacités !

— Une sorte de faux miracle religieux, c’est ça que vous voulez ?

— Quoi d’autre ? Jamais elle ne sauvera l’humanité sans l’aide d’un miracle, et elle le sait. Vous, vous pourriez l’accomplir !

— C’est pour me faire une proposition aussi sordide que vous avez refusé de quitter le monde des vivants et que vous êtes venu me hanter ici ! Vous êtes irrécupérable. Vous êtes mort. Mais vous êtes resté un racketteur et un criminel. Écoutez-vous. Vous voulez que je monte un spectacle truqué pour Dora ? Vous croyez vraiment que c’est ce qu’elle voudrait ?

Il était complètement abasourdi. Beaucoup trop pour qu’on l’insulte.

Il reposa son verre et demeura là, sur son siège, calme et immobile, semblant examiner le bar. Avec son air très digne, il paraissait dix ans de moins que lorsque je l’avais tué. Je suppose que personne n’a envie de revenir sous forme de spectre, si ce n’est sous une apparence flatteuse. C’est normal. Et ma fascination, fatale et inéluctable, pour cette Victime, en fut plus profonde encore. Monsieur, votre sang est en moi !

Il se tourna.

— Vous avez raison, murmura-t-il sur un ton déchirant. Parfaitement raison. Je ne peux pas conclure ce marché avec vous et vous demander de truquer des miracles. C’est monstrueux. Cela lui serait odieux.

— Voilà que vous parlez comme les Grateful Dead.

Il émit un nouveau petit rire méprisant. Puis, avec une émotion contenue, il demanda :

— Lestat, vous devez vous occuper d’elle… pendant quelque temps.

Comme je ne répondais pas, il insista d’une voix douce.

— Juste pour quelque temps, jusqu’à ce que les journalistes s’en désintéressent, et que l’horreur de toute l’affaire soit retombée ; jusqu’à ce qu’elle ait retrouvé la foi et qu’elle soit redevenue elle-même, pour reprendre le cours de son existence. Elle a sa vie, déjà. Elle ne doit pas souffrir à cause de moi, Lestat, pas à cause de moi, ce n’est pas juste.

— Juste ?

— Appelez-moi par mon prénom, dit-il. Regardez-moi.

Je m’exécutai. C’était délicieusement douloureux. Il était malheureux. Je n’aurais su dire si les humains pouvaient exprimer leur chagrin avec autant d’intensité. Vraiment je n’aurais su le dire.

— Je m’appelle Roger, reprit-il.

Il semblait avoir encore rajeuni, comme s’il remontait dans le temps et en lui-même ; ou peut-être devenait-il simplement innocent, comme si les défunts, lorsqu’ils s’attardaient ici-bas, étaient en droit de retrouver leur innocence.

— Je connais votre nom, répondis-je. Je connais tout de vous, Roger. Roger, le fantôme. Et vous n’avez jamais laissé Old Captain vous toucher ; vous lui avez sûrement permis de vous adorer, de vous éduquer, de vous emmener ici et là, et de vous acheter de jolies choses, sans même avoir jamais eu la bienséance de coucher avec lui.

J’avais certes dit toutes ces choses, relatives aux images que j’avais bues avec son sang, mais sans méchanceté. Ces propos découlaient simplement de mon étonnement de constater combien nous étions mauvais, tous autant que nous sommes, et combien de mensonges nous racontions.

Il garda le silence.

J’étais atterré. Accablé de chagrin et d’amertume, plongé dans l’horreur absolue de ce que je lui avais fait, de ce que j’avais fait aux autres, et d’avoir pu nuire à toute créature vivante. L’horreur véritable.

Quel était le message de Dora ? Comment allions-nous trouver notre salut ? Était-ce toujours le même cantique d’adoration ?

Il m’observait. Il était jeune, sincère, magnifique dans son apparence de vie. Roger.

— D’accord, dit-il avec une patiente douceur, je n’ai pas couché avec Old Captain, vous avez raison, mais en réalité, ce n’est pas du tout ce qu’il attendait de moi, vous comprenez, il n’était pas comme ça, il était bien trop vieux. Vous ne savez pas ce qui nous liait en vérité. Peut-être comprenez-vous la culpabilité que j’éprouve. Mais vous ignorez à quel point j’ai ensuite regretté de ne pas l’avoir fait. De ne pas avoir connu ça avec Old Captain. Et ce n’est pas à cause de ça que j’ai mal tourné. Pas pour ça. Ce n’était pas une déception telle que vous l’imaginez. J’adorais les choses qu’il me montrait. Il m’aimait. Il a vécu deux, trois années de plus, probablement grâce à moi. Wynken de Wilde, nous aimions Wynken de Wilde ensemble. Cela aurait dû se passer différemment. J’étais avec Old Captain lorsqu’il est mort, vous savez. À aucun moment je n’ai quitté la pièce. Je suis toujours fidèle lorsque ceux que j’aime ont besoin de moi.

— Ouais, vous étiez aussi avec votre femme, Terry, n’est-ce pas ? (C’était cruel de ma part de lui dire cela, mais j’avais parlé sans réfléchir, parce que je revoyais son visage tandis qu’il lui tirait dessus.) Rayez ça, si vous le voulez bien, dis-je. Je suis désolé. Au nom du ciel, qui est Wynken de Wilde ?

Je me sentais tellement malheureux.

— Seigneur, vous êtes là, à me hanter. Et, au fond de moi, je suis un lâche. Un lâche. Pourquoi avez-vous prononcé ce nom étrange ? Je ne veux pas le savoir. Non, ne me le dites pas… C’est assez pour moi. Je pars. Vous pouvez hanter ces lieux jusqu’au jour du Jugement dernier si cela vous chante. Tâchez de trouver un individu intègre pour qu’il vous fasse la causette.

— Écoutez-moi. Vous m’aimez. Vous m’avez choisi. Alors tout ce qui m’importe, c’est d’éclaircir les détails.

— Je prendrai soin de Dora, d’une manière ou d’une autre, je trouverai un moyen de l’aider, je ferai quelque chose. Et je m’occuperai des reliques, je les sortirai de là-bas pour les mettre en lieu sûr, et je les garderai précieusement pour elle, pour le jour où elle sentira qu’elle peut les accepter.

— Oui !

— D’accord, laissez-moi partir.

— Je ne vous retiens pas.

Oui, je l’aimais. J’avais tellement envie de le regarder, tellement envie qu’il me raconte tout, jusqu’aux détails les plus infimes. J’avançai le bras pour lui toucher la main. Elle n’était pas vivante. Ce n’était pas de la chair humaine. Mais j’y perçus une certaine vitalité, pourtant. C’était brûlant et excitant.

Il se contenta de sourire.

Il tendit à son tour sa main droite, ses doigts m’enserrèrent le poignet droit puis il m’attira vers lui. Je sentais ses cheveux qui effleuraient mon front, cette mèche rebelle qui me chatouillait. Et ses grands yeux noirs qui me regardaient.

— Écoutez-moi, répéta-t-il. Haleine absolument inodore.

— Oui…

— Il se mit à me parler d’une voix basse, au débit accéléré. Il commença à me raconter l’histoire.

Memnoch le demon
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